Moi, dessin, j’en ai fait du chemin
À l’origine, je n’étais que papier, une feuille blanche ni ébauchée ni colorée, jusqu’au jour où une mine de crayon est venue me donner de la personnalité. J’ai été timide, hésitant, insistant, instinctif, précipité, effacé, contrasté, incolore, linéaire, géométrique, avant que des mains artistes décident enfin de s’appliquer à faire de moi un graphisme élaboré. J’ai pris des couleurs. Cela me donne bonne mine. Je soulèverai des cœurs ! On m’a parfumé, cela ne m’a pas trop plu. Certainement une eau de toilette bon marché. Cela m’empêche de vieillir qu’ils disent. On peut bien vieillir. J’aimerais être exposé sous verre et encadré, mais dans une galerie réputée où il y a du passage. Malheur ! J’y pense… si je finissais dans une pochette, étouffé par des dessins sans ambitions. Ça ne me conviendrait pas, non. Je n’aime pas le noir. Je suis fait pour être dans la lumière. Le noir ne me va pas au grain. Chut ! Chut ! Mon créateur vient de me glisser sous un esquiche-papier. La chose est peu docile, elle se met à grogner. Je ne peux même pas me tenir à carreaux, j’ai des lignes et des courbes seulement. Quelle horreur ! Il fait noir. Je vais finir grillé ! Ça ne fait pas mal finalement, ça chauffe, ça chatouille, ça éblouit. Que se passe-t-il ? J’en ai le grain qui saute. C’est désagréable. C’est… je fatigue. Je rêve ! Que vois-je ? Où suis-je tombé ? Avenue du logiciel. Je vois mon père. Il clique, il clique. Il m’a échangé contre une machine à clics. Nom d’un quadrillage, j’en ai perdu mon grammage ! À coup de raccourcis clavier, il me refait une beauté. Je me sens rajeunir. Parfum RVB. Enregistré. Fichier. Catastrophe ! Une pochette ! Je me retrouve dans une fichue pochette ! C’est moins serré que je ne l’avais imaginé. Y a de la lumière en plus. LCD. C’est ce que vient de me dire mon voisin : fusain-paysage.jpeg. Drôle de nom… Que fait-il ? Je suis aspiré ! J’en ai les pixels qui palpitent. Destination : boîte de réception. Qui c’est celle-là ? On m’a mis dans une salle d’attente. Sur la porte : Mme Correspondance. C’est joli Mme Correspondance. J’espère qu’elle va vite ouvrir. Je dois me coltiner une newsletter, une offre promotionnelle, un texte mal orthographié sans formule de politesse ni au début ni à la fin… je ne lui parle pas à celui-là, ça vaut mieux. Pourvu qu’elle m’ouvre d’abord ! J’ai un bel objet : dessin. C’est mieux que « - 50% sur tout le magasin ». Clic ! Elle m’a choisi. Elle m’a ouvert. Elle m’admire. Elle sourit. C’est reparti ! Enregistré. Encore un dossier. J’attends… Je n’aime pas attendre. On ne sait jamais quand ça commence et quand ça finit. Je suis encore aspiré, j’en ai le tournis. Magnifique ! Je vois plein d’yeux sur moi. LCD. Tout ce que je voulais ! Une galerie fantastique que voilà ! Internet il paraît. C’est ce que me dit le dessin d’à côté. J’en ai fait du chemin. J’en ai fait du chemin…
Stéphanie Cordonner
À l’origine, je n’étais que papier, une feuille blanche ni ébauchée ni colorée, jusqu’au jour où une mine de crayon est venue me donner de la personnalité. J’ai été timide, hésitant, insistant, instinctif, précipité, effacé, contrasté, incolore, linéaire, géométrique, avant que des mains artistes décident enfin de s’appliquer à faire de moi un graphisme élaboré. J’ai pris des couleurs. Cela me donne bonne mine. Je soulèverai des cœurs ! On m’a parfumé, cela ne m’a pas trop plu. Certainement une eau de toilette bon marché. Cela m’empêche de vieillir qu’ils disent. On peut bien vieillir. J’aimerais être exposé sous verre et encadré, mais dans une galerie réputée où il y a du passage. Malheur ! J’y pense… si je finissais dans une pochette, étouffé par des dessins sans ambitions. Ça ne me conviendrait pas, non. Je n’aime pas le noir. Je suis fait pour être dans la lumière. Le noir ne me va pas au grain. Chut ! Chut ! Mon créateur vient de me glisser sous un esquiche-papier. La chose est peu docile, elle se met à grogner. Je ne peux même pas me tenir à carreaux, j’ai des lignes et des courbes seulement. Quelle horreur ! Il fait noir. Je vais finir grillé ! Ça ne fait pas mal finalement, ça chauffe, ça chatouille, ça éblouit. Que se passe-t-il ? J’en ai le grain qui saute. C’est désagréable. C’est… je fatigue. Je rêve ! Que vois-je ? Où suis-je tombé ? Avenue du logiciel. Je vois mon père. Il clique, il clique. Il m’a échangé contre une machine à clics. Nom d’un quadrillage, j’en ai perdu mon grammage ! À coup de raccourcis clavier, il me refait une beauté. Je me sens rajeunir. Parfum RVB. Enregistré. Fichier. Catastrophe ! Une pochette ! Je me retrouve dans une fichue pochette ! C’est moins serré que je ne l’avais imaginé. Y a de la lumière en plus. LCD. C’est ce que vient de me dire mon voisin : fusain-paysage.jpeg. Drôle de nom… Que fait-il ? Je suis aspiré ! J’en ai les pixels qui palpitent. Destination : boîte de réception. Qui c’est celle-là ? On m’a mis dans une salle d’attente. Sur la porte : Mme Correspondance. C’est joli Mme Correspondance. J’espère qu’elle va vite ouvrir. Je dois me coltiner une newsletter, une offre promotionnelle, un texte mal orthographié sans formule de politesse ni au début ni à la fin… je ne lui parle pas à celui-là, ça vaut mieux. Pourvu qu’elle m’ouvre d’abord ! J’ai un bel objet : dessin. C’est mieux que « - 50% sur tout le magasin ». Clic ! Elle m’a choisi. Elle m’a ouvert. Elle m’admire. Elle sourit. C’est reparti ! Enregistré. Encore un dossier. J’attends… Je n’aime pas attendre. On ne sait jamais quand ça commence et quand ça finit. Je suis encore aspiré, j’en ai le tournis. Magnifique ! Je vois plein d’yeux sur moi. LCD. Tout ce que je voulais ! Une galerie fantastique que voilà ! Internet il paraît. C’est ce que me dit le dessin d’à côté. J’en ai fait du chemin. J’en ai fait du chemin…
Stéphanie Cordonner